Projet Dioïla au Mali

Aux portes du Mali

Voici à peine vingt jours que nous sommes à N’Gara. Ces trois premières semaines nous ont imprégnés corps et âme d’un concentré d’Afrique fort en brousse, à commencer par les vingt heures de bus entre Ouagadougou (Burkina) et Fana(Mali)… Le vieux tacot tremblait, le toit fuyait et le thé fumait sur le fourneau à charbon près du chauffeur.

Philouze nous réceptionna en 4X4 à la sortie du bus et nous conduisit jusqu’à Dioïla, sur trente kilomètres de piste noyée par les pluies diluviennes de septembre. Le lendemain, les quatre derniers lieux marécageux franchis, nous découvrîmes N’Gara, où nous allions habiter pendant près de trois ans. Trois années pour développer une coopérative apicole sur la commune regroupant une dizaine de villages sur 550 kilomètres carrés. Lorris en tant qu’apiculteur volontaire (VSI) et moi, sa compagne, en tant que bénévole Apiflordev. Le projet, dans les classeurs d’Apiflordev depuis trois ans et géré par la Guilde, est à ses balbutiements. Elarik, le chef de projet débarqué à Dioïla au mois de mars après dix ans passés essentiellement au Togo, a préparé le terrain : enquêtes auprès des populations d’apiculteurs et des acheteurs potentiels de miel, supervision des chantiers des mielleries et des logements des trois Volontaires repartis sur les communes concernées par le projet : Kémé Kafo, N’Golodougou ou N’Garadougou. Nous sommes le premier couple VSI sur place, les autres devraient arriver d’ici un mois. La première formation de quarante apiculteurs maliens aux méthodes modernes se déroulera entre mi-octobre et mi-novembre à N’Gara, avec Lorris et 2 apiculteurs experts Apiflordev qui viendront bénévolement de France pour cette occasion.

A peine les valises posées à N’Gara, Elarik nous présenta au président de la coopérative, ainsi qu’au chef de village ; accompagné de l’instituteur du village qui nous servit d’interprète. En effet, dans ce village de fond de brousse, le français n’a que quelques émules parsemés à travers les 1700 habitants : si tu ne parles pas bambara, la communication devient improbable. N’Gara regroupe quatre quartiers séparés par les champs et la savane. La place du marché longe la route principale, qui atteint ses pics de circulation le samedi, jour de marché à Dioïla. On peut alors croiser pendant la journée quatre taxi-brousse, six charrettes tirées à dos de mulets, dix motos et une vingtaine de vélos…
Hormis les bâtiments publics (maire, école, dispensaire), le village est construit entièrement en banco. Les concessions familiales sentent la tradition et certains de leurs murs en briques de poussière façonnés par les vents et l’eau du ciel sont en perpétuel reconstruction depuis au moins cinq générations de Diakité, Fomba ou Togola, les grandes familles de N’Gara. Je n’ai pas encore rencontrée de cas de monogamie, exceptés les hommes encore trop jeunes pour entretenir plusieurs femmes. Les tâches sont réparties entre les sexes et les âges : les femmes pilent le mil, vendent des petites choses au marché (légumes, beignets, lait caillé…), les hommes travaillent aux champs. Les vieux passent le temps à palabrer, les vieilles s’occupent des enfants et de travaux moins physiques comme le ménage. Ainsi, Ténéma Marico, une petite dame menue aux yeux malicieux et au sourire éclatant m’a proposé dès le premier jour ses services. Malgré la barrière de la langue, le courant est passé instantanément et c’est avec grand plaisir que je l’ai employée. A l’occasion, elle apporte papayes, tomates, gombos que je m’empresse d’acheter, le marché de N’Gara étant très réduit. La langue est parfois encore un frein pour nous procurer localement oeufs ou autres bananes mais nous progressons en bambara, poussés par la nécessité… D’ici quelques semaines, j’espère n’aller plus qu’occasionnellement nous approvisionner à Dioïla et nous fournir en majeur partie chez nos voisins; ce qui serait le symbole d’une belle étape d’adaptation.

L’architecture en voûte nubienne de notre maison fascine énormément les maliens. Les gens viennent même en moto de Dioïla pour la visiter! Plusieurs personnes ont demandé à qui s’adresser pour pouvoir avoir sa propre voûte nubienne. Pour l’Association de la Voûte Nubienne, qui promeut cette technique de construction durable en banco, c’est un petit succès. Devant ce grand intérêt, pour préserver un peu d’intimité et se concentrer sur notre travail, nous avons donc instauré des « heures de visites ». Les enfants quant à eux sont plus excités par l’arrivée des blancs que par les murs qui les entourent : « Toubabou ! », « Lorris ! », « Kami ! ». Nous les entendons rire, tourner autour de la maison et regarder par les persiennes. Je ne résiste pas longtemps au plaisir de sortir jouer avec eux.
Les filles touchent mes cheveux, détaillent avec de grands yeux timides mon physique de blanche ; les petits d’homme cherchent plutôt à avoir des cadeaux et à plaisanter. La rentrée scolaire ralentira sans doute le flux de petits curieux… que j’observe quant à moi en me disant que je vais un peu les voir grandir tout au long du projet.

En coup de vent, nous filâmes une journée à Bamako se procurer carrelage et outillage divers. La ville est une capitale africaine typique par l’énormité de ses contrastes sociaux et paysagers : circulation ubuesque, voitures brinquebalantes, 4X4 flamboyants ; palaces urbains, chaumières tôlées. Le bitume est réservé aux grandes avenues, la latérite pave les autres six-mètres. Et partout, ânes, moutons, poules, enfants trottent librement. Certaines mules s’ébrouent même au milieu du périphérique au grand dam des automobilistes… A Bamako, nous étions également allés recueillir Mamadou Bakhoum, agronome sénégalais et bénévole Apiflordev. Il séjourna une semaine chez nous à N’Gara pour initier Lorris à l’art de la ruche vautier. Nous allèrent tous ensemble saluer le maire, ce qui nous valut une invitation au bal de clôture des vacances scolaires. Le soir même, la cour de la mairie était chargée de jeunes gens venus de tous les quartiers pour quelques heures de « coupé-décalé » en plein air. Certaines demoiselles en pantalon moulant se trémoussaient avec sensualité… j’en conclus que la région ne pratiquait pas un islam si stricte que l’on nous avait indiqué! En revanche, je peux témoigner qu’il est déconseillé aux femmes de fumer en public sous peine de remarques certes courtoises mais systématiques…

Nous avons ensuite séjourné à Fana pour superviser les commandes faites aux artisans. La création d’un enfumoir à partir du modèle français fut laborieuse (pas moins de 5 tentatives). En effet, Lorris dut lutter pour que le forgeron le façonne dans un métal local ni trop lourd, ni trop fragile; et qu’il prenne bien en compte les mesures des différentes parties de l’ustensile. De même, la réalisation des tenues ne fut pas une mince affaire. Le souci reposait ici sur la grille frontale et l’hermétisme des raccords entre le masque et le reste de la combinaison. La grille du premier pilote, réalisée en tissu moustiquaire, était beaucoup trop fine. Elle risquait de se déchirer mais également d’adhérer au visage à chaque inspiration ou lors de mouvements trop brusques, annulant ainsi tout effet protecteur face aux dards guerriers…
La version définitive sera donc en grillage métallique d’ordinaire destiné à bouter les moustiques hors des habitations. Et pour éviter toute métamorphose de la protection en cheval de Troie venimeux et bourdonnant il fut finalement décidé de coudre directement le masque au gilet. En trois jours Lorris initia Ousmane à la fabrication en chaîne des ruches en bois, des cadres et à l’élaboration d’un nouveau moule pour couler les ruches en béton. Dans ce chantier encore, les reprises furent nombreuses mais l’enthousiasme du jeune menuisier ravi de devenir grâce à cette commande le premier fabricant de ruches modernes de la région, rendit ce lancement inoubliable. Sans parler de Check, son beaupère à l’allure bonhomme toujours prêt à me conduire à travers le marché de Fana ; qui s’avéra être un excellent professeur de bambara! A l’atelier, le travail était rythmé par la cérémonie du thé, dont Ousmane est très friand. Le dernier soir, il nous invita à diner au sein de sa concession familiale. Nous fîmes alors connaissance de sa fille unique, Nana, âgée de moins de deux ans, qui fait complètement craquer son papa par ses talents précoces de danseuse. Il nous présenta également sa femme, sa mère, ses frères, oncles et d’innombrables bambins…

Le lendemain fut célébré le cinquantenaire de l’Indépendance du Mali. Une grande foule s’aggloméra sur la place de la mairie de Fana, les tam-tams cadencèrent les rondes festives et les guerriers peuls vêtus des habits traditionnels processionnèrent en rythmes saccadés devant les autorités locales. Régulièrement, l’un d’entre eux tirait un coup de fusil en l’air. Au premier rang des spectateurs, j’eus les oreilles soufflées et le cou piqué de la poudre à canons de leurs vieux pétards ! Se déroula aussi une course de sac entre trois jeunes gens. Selon leur place à l’arrivée, chacun reçut de la main des chefs le premier, deuxième… et troisième prix ; ce qui continue aujourd’hui à me faire sourire.
Un des organisateurs proclama ensuite un discours en français fort applaudi sur les bienfaits de l’indépendance, coloré d’un souvenir personnel illustrant la dureté du régime colonial : son père fut emprisonné une unique fois durant les quatre-vingt dix ans de son existence, pendant six heures, et cela car ses bêtes avaient broutés l’herbe devant la fenêtre du gouverneur blanc…

Le soir, nous constâmes que le cinquantenaire fut aussi bien fêté à N’Gara : sur une place du marché entièrement débroussaillée, la paillotte avait été montée. Les débris de sachets plastiques par terre et l’odeur de fumée dans l’air étaient autant d’indices d’un joyeux cérémonial…

En vrac, pendant ses premiers temps maliens, nous avons également assistée à la fête de l’Aïd et ses chants traditionnels animistes qui l’accompagnent en Afrique noire ainsi qu’aux sermons surprises pleins de vigueur d’Atchou le carreleur, enfant de Dieu togolais dont la foi en Jésus rendit plus rapide que le lion et déjoua les rivières maraboutées. Nous avons déjà sacrifiés deux volailles et apporté quelques pierres au rucher du projet. Vingt jours, vingt soleils rythmés par les corvées d’eau, les rituels de salutations et les palabres : nourriture du corps, du coeur et de l’esprit.
Camille Henry – APIFLORDEV – 2010