L’Apiculture kenyane en mutation

Comme la France, dont il a une superficie comparable, le Kenya jouit d’une très grande variété de climats : de haute altitude, de hauts plateaux de part et d’autre de la Rift Valley, plaines côtières le long de l’Océan Indien, semi-aride au Nord-Est près de la Somalie et désertique au Nord près de l’Ethiopie. Selon le Ministère de l’Agriculture, l’apiculture pourrait être pratiquée sur environ 80% du territoire, ce qui est loin d’être le cas actuellement.

Quatre races d’abeilles sont présentes, avec une prédominance de la Scutellata dont la réputation de grande agressivité n’est pas usurpée ; rares sont les apiculteurs qui se hasardent à ouvrir une ruche dans la journée ; la Littorea le long de la Côte, lui est très semblable par sa morphologie et son comportement. Vers 3.000m sur les pentes froides et humides des Monts Kenya et Elgon subsiste la plus grosse abeille d’Afrique, la Monticola dont certains disent qu’elle est relativement douce. Proche de la Somalie la plus petite et la plus jaune, la Yemenetica , fait preuve d’une grande douceur au point qu’il est possible de travailler sans protection.

Rucher suspendu – Kenya

La variété des climats entraîne une grande diversité de la végétation avec de très nombreuses espèces mellifères : les forêts tropicales d’origine ont été remplacées par de nombreuses petites forêts d’eucalyptus et de grevillea à croissance rapide et abondante floraison mellifère ; les crotons sont surtout présents dans les zones d’altitude et les acacias abondants à toutes les altitudes jusque sur les sols les plus arides ; les callistemons ( bottle brush) rouges et blancs bien qu’arbustes d’ornement mais à floraison quasi permanente sont aussi des sources importantes de nectar. Comme dans tous les pays africains les abeilles manquent souvent de pollen, ce qui les pousse à recueillir sur les marchés les farines de maïs, manioc et même de riz. Grâce à sa flore très variée le Kenya devrait être un important pays producteur de miel.

 

La ruche kényane qui s’est répandue dans l’ensemble des pays sub-sahariens, où elle a toujours du succès, n’a pas apporté au Kénya les résultats escomptés en production de miel. De nombreux apiculteurs ont conservé la « log hive » (tronc d’arbre) qui est reconnue comme meilleure productrice de miel même si elle n’est pas aussi facile à manipuler; rien d’étonnant, quand on voit la façon dont les kényanes sont conduites : 5 minuscules entrées circulaires sur un petit côté qui sont utilisées par moins de 10% des butineuses, les autres préférant entrer par le toit, lequel est souvent surélevé pour leur faciliter la tâche ! mais les oblige à consommer davantage tout au long des nuits et des matinées froides.

Log-hive – Kenya

 

 

 

La Scutellata est une abeille frileuse qui ne quitte sa ruche que lorsque la température atteint 15°C ; c’est ainsi que pendant les 20 premiers jours du mois de septembre, dans la banlieue de Nairobi, à 1.800m d’altitude, sous l’équateur, les butineuses sont plus souvent sorties à 9 ou 10 H du matin qu’à 6 heures ; c’est dire que les journées de butinage sont nettement raccourcies ; septembre n’est pas un mois particulièrement froid puisqu’il fait partie d’une petite saison sèche ; l’immense longueur de la ruche kényane avec ses 27 barrettes n’est pas idéale pour tenir le couvain au chaud. L’ensemble de ces facteurs défavorables a finalement poussé un certain nombre d’associations d’apiculteurs à se diriger vers la Langstroth , malheureusement en ordre dispersé, les uns choisissant une hausse demi-Langstroth, un peu ridicule, d’autres la hausse Dadant comme nous l’avons fait au Cameroun avec l’Union des Gics de l’Ouest et également utilisée en Afrique du Sud avec Scutellata( voir AdF n° 876 déc. 2001) et d’autres enfin la Langstroth intégrale peu adaptée à la petite taille de l’abeille africaine .

C’est une véritable fièvre « Langstroth » qui s’est emparée du Kenya : « Honey Care », entreprise à but social, soutenue par de nombreuses ONG internationales, avec ses 20.000 ruches vendues aux fermiers dans toutes les régions du pays, prétend dans sa publicité avoir fait passer la production nationale de miel consommé au Kenya de 10 à 90% . L’ICIPE ( Centre International de la Physiologie et de l’Ecologie des Insectes) gère aussi 5.000 ruches distribuées à 350 agriculteurs et bien d’autres associations, (souvent confessionnelles, chrétiennes et islamiques) proposent aussi cette ruche. Le problème majeur reste la formation des apiculteurs qui est partout très basique ; la majorité d’entre eux sont réduits au rôle de « gardiens de ruches ». La récolte, l’extraction et le conditionnement du miel leur échappent ; les spécialistes des diverses associations passent récolter le miel ; parfois, là où le « croton » est présent, le miel est déjà cristallisé et oblige à la destruction des rayons qui seront ramenés à la miellerie pour y être fondus. Le bénéfice pour le fermier n’est pas très grand. L’activité est surtout rentable pour l’association. L’autre problème est le manque d’extracteurs ; il est question d’en construire un modèle d’un prix abordable (200 euros) à Nairobi mais les protagonistes rencontrent beaucoup de difficultés à s’entendre si bien que le prototype tarde à voir le jour.

La découverte intéressante qui a été faite par l’équipe du professeur Muli de l’ICIPE est la possibilité avec Scutellata et Monticola de lancer une élevage de reines ou une production de gelée royale sans passer par un starter, en introduisant directement le cadre de greffage dans la hausse séparée du corps par une grille à reine. Comme au Kenya toutes les ruches de type Langstroth sont livrées avec grille à reine fabriquée localement, pas de problème ; nous nous sommes empressés de tenter l’essai, sans nourrissement , ni apport de couvain ni de pollen dans la hausse ; effectivement 4 cellules sur 12 ont été acceptées ; le pourcentage d’acceptation selon le chercheur monte à 74% avec nourrissement préalable; la production de gelée est selon lui, très importante et pourrait, vu la facilité de sa mise en route, devenir une activité apicole rentable dans les pays africains.( publication dans Journal of Apicultural Research 44 11/10/05) De plus Scutellata est une « propolisatrice » de premier ordre qui a tendance à boucher toutes les entrées ; un système de deux ouvertures latérales placées entre le corps et la hausse pendant la saison des pluies permet une récolte trois fois supérieure à celle obtenue avec une grille à propolis. Cette propolis est utilisée au Kenya par de nombreux pharmaciens fabricants de pommades et autres onguents dont la population est très « friande ».

 

L’abeille Scutellata du Kenya, en plus de sa grande agressivité, a un autre défaut qui complique grandement le travail de l’apiculteur, c’est sa forte propension à la désertion qui selon le professeur irlandais d’apiculture Thomas Carrol, auteur d’un guide pour l’apiculture kényane, atteint parfois 50% des ruches, même dans les ruchers couverts protégés de toute intrusion; il ne s’agit donc plus comme dans d’ autres pays d’Afrique d’abandons dont on connaît l’origine : dérangement excessif par l’homme ou les animaux (ratels) , manque de nourriture etc…mais d’une véritable fièvre de migration comme celle des gnous ou des zèbres de la même région. Elle est précédée par des danses particulières qui indiquent à la colonie, en général une direction Sud-Est et des distances de vol atteignant 20kms. La Monticola ne semble pas sensible à cette fièvre.

 

Face à ces divers problèmes l’attitude des chercheurs et autres spécialistes apicoles devrait être plus active dans la diffusion des informations : une union des associations d’apiculteurs tarde à voir le jour, pour des problèmes de personnes. Nous avons montré à maintes reprises à Nairobi et dans d’autres régions qu’ouvrir une ruche dans la journée ne relève pas de l’exploit : il suffit de remplacer le carburant de l’enfumoir ( copeaux de bois, sciure ou bouse de vache séchée que l’abeille déteste) par de la fougère qui abonde dans la pays ou simplement par des herbes semi-sèches qui produiront une fumée blanche et froide pour voir le miracle s’opérer.( voir photos jointes). Choisir un moment de la journée où la température avoisinera 20° ; à partir de 25° des flots d’abeilles que l’enfumage aura du mal à contenir remontent du corps. Autre bizarrerie de cette abeille : elle préfère planter son dard dans le cuir chevelu des passants qui circulent à 30 mètres du rucher que dans les mains des apiculteurs qui entourent sa ruche ; une bonne précaution est donc, après l’ouverture de deux ruches, de faire une pause de 5 minutes pour voir le calme revenir dans les alentours. La facilité avec laquelle il est possible de produire des reines devrait être enseignée dans les groupes d’apiculteurs afin de ne pas attendre 6 mois ou un an le peuplement des ruchettes de capture ; et élever sur des colonies qui sont installées depuis au moins deux ans afin de diminuer les risques de multiplier les souches migratrices car il y a des colonies qui ne migrent pas, comme chez les gnous ou les zèbres, mais qui se contentent d’essaimer. D’autre part, clipper une jeune reine fécondée dans une ruchette 4 cadres est plus utile que placer une grille anti-désertion à l’entrée de la ruche comme cela se pratique dans le pays!

Il ne semble pas que les colonies de Scutellata parviennent à de grosses populations sauf celles hybridées avec Monticola; comme les autres abeilles africaines l’essaimage intervient assez vite lorsque les miellées sont présentes; malgré la fécondité des reines qui est assez régulière tout au long de l’année, il est fait état d’un déficit important entre le quantité de couvain et le nombre d’abeilles formant la colonie. Le manque de pollen mais aussi sa qualité en sont peut-être la cause qui pousse les abeilles au cannibalisme, à moins que ce ne soit le manque d’aération du couvain car les ruches ont souvent des entrées minuscules.

 

A proximité des montagnes dépassant 3.000m beaucoup de colonies ont une population entièrement noire témoignant d’une hybridation avec Monticola et certaines sont relativement douces et commencent le butinage vers 12°; une recherche devrait être faite pour savoir quel croisement permettrait d’obtenir des colonies moins agressives. Mais personne dans la pays ne s’intéresse vraiment à la Monticola ; tout le monde compte sur la barrière du froid censée la protéger alors que déjà, sur le Mt Kénya on a trouvé des Monticola jaunes ! Certes, Scutellata ne peut pas survivre dans le domaine de Monticola ,mais qu’en est-il de leurs hybrides ? L’ICIPE a pourtant les moyens financiers d’entreprendre ce travail de sauvegarde ; on préfère s’atteler à la domestication de cinq variétés d’abeilles sans dard découvertes dans la dernière forêt intégralement préservée de Kakamega à l’Ouest du pays.

Ruche kenyane – Kenya

Souhaitons que l’engouement suscité par l’utilisation de la ruche Langstroth débouche bientôt sur un développement réel du monde rural ( petits fermiers) qui jusque-là est tenu à l’écart de la prospérité à croissance rapide des villes ; l’apport du tourisme ne le concerne pas non plus ; des dizaines de groupes de jeunes ruraux , garçons et filles, cherchent à développer leurs villages et beaucoup d’entre eux regardent vers l’apiculture, en vain, faute de formateurs . Des ethnies comme les Masaï, les Samburu ou les Turkana, pasteurs nomades des zones arides, restées fidèles à leurs pratiques ancestrales et donc en marge de la modernité, acceptent désormais , grâce à l’action des missionnaires, de s’intéresser à cette nouvelle apiculture qui pourrait leur apporter un peu de bien-être.

Merci au Centre Apicole Focolare d’Uthiru (Nairobi) de m’avoir accueilli un mois durant et permis de découvrir ce merveilleux pays et son apiculture. Dommage que la sécurité des biens et des personnes, bien qu’en progrès, ne soit pas encore totalement assurée dans la capitale.

André Romet
Apiflordev et APSF

Paru dans “Abeille de france” – janvier 2007 n°932